Harcèlement moral « institutionnel »

Peut-on être condamné pour harcèlement moral sans avoir harcelé personne en particulier ?
C’est à cette question que la chambre criminelle de la Cour de cassation a répondu par l’affirmative dans un arrêt du 21 janvier 2025, marquant l’épilogue du retentissant procès France Télécom. Un contentieux né de la politique managériale déployée entre 2006 et 2009 et qui, pour la première fois en France, a conduit à la condamnation de dirigeants pour harcèlement moral « institutionnel ».
Cette décision pionnière impose à tout employeur — y compris au sommet de la hiérarchie — de mesurer les effets concrets de ses choix stratégiques sur la santé psychique des salariés.
De 2006 à 2009, la direction de France Télécom engage un vaste plan de transformation : 22 000 suppressions de postes, 10 000 mobilités forcées. Objectif : réduire la masse salariale, en poussant des agents à quitter l’entreprise.
Pour y parvenir, la méthode est systémique : mutations imposées, désorganisations soudaines, injonctions contradictoires, isolement, surcharge de travail. Le tout sans accompagnement, sans écoute. Résultat : plusieurs suicides et de nombreux arrêts longue maladie.
Les dirigeants sont accusés d’avoir mis en œuvre une politique de déstabilisation des salariés afin de provoquer des départs dits « volontaires », évitant ainsi les contraintes du licenciement économique. Ils sont poursuivis sur le fondement de l’article 222-33-2 du Code pénal, qui réprime le harcèlement moral au travail et le puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
En substance, les prévenus articulent leur défense autour de trois axes :
- L’absence de lien de causalité personnel : les prévenus ont contesté toute intention malveillante, soutenant qu’ils n’avaient jamais souhaité nuire à quiconque, et qu’ils ne connaissaient pas individuellement les salariés en souffrance. L’argument visait à saper la caractérisation du harcèlement, infraction intentionnelle.
- La nécessité de restructurer : ils ont souligné le contexte économique difficile de l’époque, la perte de monopole, la nécessité de moderniser l’entreprise. Selon eux, les choix managériaux étaient durs mais rationnels — pas délictueux.
- La dilution des responsabilités : certains dirigeants ont fait valoir qu’ils n’avaient qu’un rôle partiel dans la mise en œuvre des réorganisations, ou qu’ils s’étaient appuyés sur des équipes RH intermédiaires.
Mais la Cour de cassation balaie ces moyens de défense.
Par son arrêt du 21 janvier 2025 (n°22-87.145), la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté les pourvois et confirmé les peines infligées : huit mois de prison avec sursis pour les principaux dirigeants, et 75 000 € d’amende pour la personne morale.
La Cour affirme que le harcèlement moral peut résulter d’une politique d’entreprise délibérée, indépendamment de l’identification nominative des victimes. L’intention réside dans la mise en œuvre volontaire d’un système de management pathogène, même sans intention directe de nuire à telle ou telle personne.
Cet arrêt consacre une forme de responsabilité pénale des dirigeants pour leurs choix collectifs. Il dépasse le cadre classique du harcèlement interpersonnel pour viser les structures d’organisation toxiques, issues de décisions prises au plus haut niveau.
Me Manuel Dambrin
24 mai 2025